Il existe, dans tous les cas, des enseignements à tirer des mois inédits que nous traversons pour construire le travail et la société de demain. Et si nous décidions de transformer la période en expérience apprenante ?
Comment travaillerons-nous demain ? Quels nouveaux défis allons-nous devoir relever, aussi bien au niveau macroéconomique qu’à l’échelle des petites entreprises ou bien individuelle ? Nous avons choisi de commencer cette série de trois articles en vous présentant les trois constats les plus marquants que nous avons effectués.
Les entreprises de main d’œuvre, coincées entre « job mismatch » et difficile revalorisation du travail
Au bout de quelques semaines, nous avons pu remarquer deux faits saillants :
• De nombreuses offres d’emplois demeuraient non pourvues en France
• Les fonctions dites essentielles se révélaient structurellement complexes à revaloriser
Prenons l’exemple de l’agriculture et de l’appel au recrutement lancé en mars dernier par le ministre Didier Guillaume. Après cet appel, le syndicat FNSEA a estimé que le secteur agricole aurait besoin d’environ 200 000 personnes pendant la période de crise. Une plateforme a été mise en place pour permettre l’inscription des intéressés. La quantité de réponses a été surprenante : 300 000 candidatures.
Toutefois, le secteur agricole est régi par un droit du travail particulier, avec des conditions parfois éloignées de celles que connaissent la plupart des entreprises. La rémunération des postes y est notamment différente de celle du marché du travail traditionnel (des heures plus longues pour un salaire parfois moins important).
De plus, ces métiers nécessitent certains types de savoir-faire bien particuliers et ont un niveau de pénibilité plus élevé que la moyenne. Deux facteurs mal connus, mais qui ont provoqué une baisse d’intérêt parmi les candidats lorsqu’ils en ont mesuré la portée.
Une main d’œuvre abondante étant indispensable pour le secteur, l’État a donc décidé de rouvrir les frontières aux travailleurs étrangers afin de pourvoir les postes.
Cet exemple révèle la difficulté qui existe à faire correspondre l’offre et la demande de travail. On emploie souvent l’expression anglo-saxonne de « job mismatch ». L’obstacle est bien connu des secteurs fort consommateurs de main d’œuvre, même en temps normal. Et voici que la crise est venue leur ajouter une difficulté supplémentaire.
Regardons par exemple le cas des fonctions dites essentielles à l’économie (personnels soignants, caissiers, livreurs, éboueurs…). Leur implication et leur mobilisation furent primordiales. Mais comment les revaloriser ? Comment faire mieux correspondre leurs revenus souvent faibles avec l’utilité de leurs fonctions ? On voit assez vite que les primes promises à certaines de ces catégories vont se révéler difficiles à financer.
Certes, une revalorisation des salaires des fonctions essentielles entraînerait mécaniquement une hausse du PIB. Mais la faible productivité des entreprises de main d’œuvre, liée au coût élevé de celle-ci (par rapport aux autres pays) et à la fragilité de leur modèle économique ne permet pas de l’envisager à une large échelle. La crise a agi comme un révélateur de cette vulnérabilité.
Le marché du travail continue sa mutation à marche forcée
Depuis le mois de mars, nous avons beaucoup entendu parler des travailleurs essentiels. Les médias ont même régulièrement opposé leur situation à celle des personnes susceptibles de télétravailler, majoritairement des profils de cadres dans le secteur tertiaire. Gare au trompe l’œil, néanmoins. Car si les métiers clés ont monopolisé l’attention, ce ne sont pas eux qui seront les vecteurs d’une transformation des habitudes de travail, mais bien les cadres.
La crise touche en premier lieu ces fonctions dites essentielles, tout comme les moins qualifiés. Ces populations sont les plus concernées par les demandes d’activité partielle. Les secteurs de la construction, des commerces, des activités de service techniques, de l’hébergement et de la restauration représentent 64% de ces demandes. On constate aussi une réduction du recours aux intérimaires de 60% à 90% selon les secteurs.
Le marché des cadres, lui, n’est pas concerné de la même façon.
Pour rappel, les cadres représentent 18,4% de la population active, soit plus de 4 millions de personnes.
• Il y a 40 ans, ils ne représentaient que 5% de la population active.
• En 2019 ils ont représenté 300 000 recrutements, dont 70 000 créations nettes d’emplois
Cette tendance se confirme aujourd’hui puisque le nombre d’offres d’emploi cadres s’est maintenu pendant le confinement. Le site Cadremploi répertoriait 8 480 offres pour le mois d’avril et l’Apec recensait au 30 juin 62 854 offres d’emploi.
Ce marché de cadres est soutenu par les levées de fonds et le développement de l’innovation technologique. Entre mars et mai 2020, les start-up françaises ont levé plus d’1 milliard d’euros, d’après le recensement du magazine en ligne Maddyness. 63% de ces levées étaient destinées à des start-up à forte composante technologique. Ces levées soutiennent la création de nouveaux emplois qualifiés ou à forte valeur ajoutée : de nouveaux emplois cadres.
Ne nous y trompons pas : la crise que nous vivons continue d’accélérer les mutations vers un marché de cadres et d’emplois qualifiés.
Les créations d’entreprises se multiplient et le travail indépendant monte en puissance
Plus de 815 000 entreprises ont été créées en 2019, soit 18% de plus qu’en 2018. Cette tendance n’est pas nouvelle. Depuis presque 10 ans, le nombre de nouvelles entreprises augmente chaque année et l’on compte aujourd’hui près de 4 000 000 de mandataires sociaux en France.
Cette accélération est possible grâce à l’augmentation simultanée des investissements privés disponibles.
Face à la crise et au ralentissement de l’activité économique, nous devrions logiquement subir l’effondrement consécutif des bourses, ce qui n’est pas le cas. Les principaux indices tels que le Nasdaq ou le Dow Jones se sont maintenus pendant cette période.
C’est que nous ne traversons pas une crise monétaire. Les investisseurs continuent de financer la création de nouvelles entreprises. Ce mécanisme pourrait permettre de recréer rapidement de la croissance ou même de rattraper le retard. Le pire n’est jamais certain.
Il en va de même pour la population des travailleurs indépendants, qui représente aujourd’hui 3 millions de personnes en France, soit 12% de la population active. C’est celle qui a cru le plus rapidement puisqu’elle a augmenté de 25% depuis 2003. Cette croissance est également visible à travers les immatriculations de micro-entrepreneurs, qui ont augmenté de 25,3% entre 2018 et 2019.
Même si cette période va très probablement provoquer une destruction massive d’emplois salariés, elle va aussi ouvrir l’opportunité pour les Français qui le souhaitent de se réinventer et de créer leur activité en indépendant, en misant sur leurs expertises propres et leur agilité. Une démarche certes exigeante, mais qui dans bien des cas permet de revaloriser des compétences et de retrouver plus de sens au travail.
On le voit, la crise du Covid-19 accélère différentes mutations qui étaient déjà à l’œuvre sur le marché du travail : basculement vers une économie de cadres, augmentation du nombre d’entreprises et de travailleurs indépendants, difficile revalorisation des travailleurs essentiels...
Nous assistons ainsi à une transformation profonde à l’échelle macroéconomique, reposant sur la course à l’innovation d’une part et l’augmentation du nombre des investisseurs d’autre part.
Quels impacts ces bouleversements ont-ils sur notre travail d’aujourd’hui et de demain ?